Frédérique

En mars 2020, j’ai été engagée pour un CDD de six mois dans une institution qui accueille des familles en rupture, soit familiale, soit sociétale pour des raisons diverses : violences au sein du couple ou envers l’enfant, fragilités psychiques et/ou émotionnelles, consommation de stupéfiants, etc.

Les éducateurs·trices se rendent en duo soit au domicile de la famille, soit ils·elles accueillent les bénéficiaires dans une maison avec jardin située en ville.

Il s’agit en effet d’amener un soutien solide, fiable et de redonner aux parents une certaine confiance dans leurs compétences parentales.

Les rencontres sont la plupart du temps médiatisées[1] afin que les parents puissent prendre conscience des modes d’interaction qu’ils mettent en jeu avec leur enfant, dans le but de les réajuster, et de les étayer dans un deuxième temps.

Les familles sont en général très « preneuses » de cet espace et disent souvent se sentir comme à la maison (sauf pour les situations d’aide contrainte), partageant des bouts de quotidien comme des repas, des jeux, des entretiens formels et informels avec les référent·es.

Mais c’était compter sans l’arrivée subite du Covid en mars 2020.

Toute la planète a été touchée de près ou de loin par son impact sur la santé, les restrictions et le confinement… Tout s’est précipité dans nos vies quotidiennes, dans nos têtes et, surtout, dans la réorganisation du travail, puisque très vite, la consigne du Conseil fédéral fut de rester à la maison et de fermer les lieux d’accueil jugés non nécessaires. Nous pouvons bien envisager les effets délétères que cela a dû produire sur ces personnes fragilisées et souvent marginalisées, vivant souvent dans la solitude.

Ce fut une véritable prise de tête au sein de l’équipe, car il s’agissait d’agir vite tout en tâtonnant avec toutes ces nouvelles prescriptions. Il a fallu prioriser le degré d’urgence des familles et évaluer lesquelles nécessitaient absolument notre soutien, sachant que leur réseau se résume parfois aux professionnel·es (assistantes sociales, thérapeutes, éducs, etc.)

Toutefois, pour la majorité des personnes fréquentant l’institution, notre travail constitue une nécessité en termes de maintien d’un lien déjà fragile et ténu. Se rendre sur le lieu de l’association représentait aussi une opportunité de sortir de leur habitat souvent exigu.

Il faut savoir que certains parents, dont le droit de visite est annulé, ne peuvent pas voir leur enfant en dehors de ce lieu de médiation.

Se posent alors les questions suivantes :

Comment travailler malgré les interdictions posées ? Comment rester créatifs et inventer de nouvelles solutions ? Comment ne pas précariser davantage les plus démunis ? Les réponses à amener sont-elles de l’ordre du collectif ou de l’individuel ?

Si nous avions certes mis en place des temps de parole par Skype, ou WhatsApp, cette distance physique entre les personnes ne convenait que moyennement à tout le monde. Comment travailler sur le « triangle » parent, enfant et intervenant à travers un écran avec une image fragmentée et partielle de chacun des protagonistes ? Comment se montrer réellement à l’écoute et se montrer rassurant dans cette sphère virtuelle ?

Que penser de ce moment déchirant pendant lequel des parents se sont séparés sous nos yeux via Face Time et que, à la suite de cela, le père a été hospitalisé en milieu psychiatrique ?

Il nous fallait donc contribuer à amener un peu de présence et de réconfort dans un esprit de solidarité.

De mon côté, j’ai récolté des jeux, des livres et des vêtements auprès de mes connaissances et dans une garderie dans laquelle j’avais travaillé.

Je suis allée dans un deuxième temps les distribuer aux familles que j’avais en référence.

Cette manière d’œuvrer un peu en marge, sur un pas de porte même à deux mètres de distance, a pris tout son sens.

Je me souviendrai encore longtemps de cette mère enceinte de son troisième enfant et déjà en difficulté lors de ses maternités précédentes.

Cette mère ne parlait quasiment pas de l’enfant à naître, ne posait pas sa main sur son ventre, refusait les habits qu’on lui proposait, etc.

Un protocole strict a été mis en place à la maternité et il n’était pas exclu que ce bébé soit placé d’office à la naissance.

Nous avions décidé ma collègue et moi d’aller la voir coûte que coûte chaque semaine au pied de son immeuble, prétextant des jeux à amener pour les aînés. Nous voulions à tout prix éviter un nouveau placement.

Nous sommes arrivées un jour peu après la naissance du bébé. Lorsque la mère a sorti Frédérique de la poussette et a embrassé l’enfant devant nous, nous avons été réellement émues aux larmes.

Il a été intéressant de constater que, dans cet entre-deux, pouvaient parfois se dire et s’élaborer des aspects difficilement abordables dans un espace d’entretien formel : la communication s’avérait plus fluide, plus transparente et la confiance se retissait au fil de ces rencontres hebdomadaires.

Cette nouvelle forme d’approche moins formelle (et peut-être plus authentique et sincère) a eu le mérite de gommer un peu les tensions ou les écarts entre les protagonistes.

Les familles ont fait par la suite un retour très positif sur ces visites, comme si ce face à face sur le seuil d’une porte était moins contraignant et mettait davantage les personnes sur un pied d’égalité.

Ce virus nous a fait davantage prendre conscience de la fragilité de la vie, d’un possible basculement de nos repères et de nos habitudes du jour au lendemain.

Il nous a fait prendre conscience encore davantage de la précarité, de la solitude des gens tapis dans l’ombre et qui nécessiteraient un soutien empreint d’humanité.

Reste le dilemme de savoir si notre société individualiste serait prête à se remettre en question pour ne pas rejeter toute la responsabilité et la culpabilité sur les moins bien lotis, serait-elle aussi à même d’imaginer des solutions jusqu’ici souvent amenées seulement à titre personnel et individuel.

A méditer…

[1]-Boudarse, Khalid et Dodelin, Martine (2011), « De la visite médiatisée. Etude clinique », Dialogue (2011/3), pp. 139-152, la définissent ainsi : « La visite médiatisée (VM) est un dispositif autorisant la rencontre entre personnes, très souvent parent(s) et enfant(s), séparées par décision judiciaire, n’ayant pas le droit donc de se rencontrer en dehors d’un cadre dont les modalités et le fonctionnement sont garantis par des professionnels désignés. »

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